LHASSA, LA MEMOIRE MASSACREE
Devant le Jokhang, au cœur du vieux Lhassa, un moine solitaire qui clame le droit à la liberté pour les siens, avant d'être prestement emmené par les forces de l'ordre chinois ; un autre moine tibétain arrêté à Karzé, dans le Séchouan, parce qu'il avait dans sa cellule une photo du Dalaï-lama ; un autre encore incarcéré parce que soupçonné d'avoir distribué des tracts réclamant le respect des libertés au Tibet ; quatre ans et demi de prison pour l'activiste aveugle qui demande justice à Pékin contre les stérilisations et les avortements forcés des femmes de sa province natale ; répression brutale de toute velléité de protestation des travailleurs que l'on « oublie » de payer des mois durant : il ne fait pas meilleur, plutôt pire, de vouloir être respecté dans la Chine de Hu Jintao que dans celle de Deng Xiao-ping…
Apparemment, certains commencent à s'en rendre compte sur place – du moins à en croire les résultats d'un sondage récent lancé sur la toile, demandant aux internautes « s'ils souhaitaient être Chinois au cas où ils disposeraient d'une seconde vie » ? Parmi les plus de dix mille (10.000) réponses reçues dès les premiers jours, 69 % étaient négatives, 40% des signataires estimant que « les citoyens chinois n'étaient pas respectés en tant qu'êtres humains. » Seule une petite poignée – moins de 10% des sondés – ont réaffirmé leur attachement patriotique à la mère-patrie… Les deux téméraires qui s'étaient aventurés sur ce terrain décidément miné ont été rapidement mis à pied, leur enquête – qui devait s'achever à la mi-octobre – brutalement arrêtée et leur site, bouclé.
Il est vrai que dans le même temps, des responsables politiques réfléchissent, selon le China Daily, porteur autorisé de la bonne parole officielle, à la possibilité d'inclure bientôt dans les statistiques officielles un « indice du bonheur national », qui devrait permettre de mesurer avec la plus méticuleuse exactitude le « degré de bonheur individuel » des citoyens chinois… Dans la dernière ligne droite avant les JO de 2008, alors que sur tous les murs de toutes les villes, cités et agglomérations de toutes tailles s'affiche le rappel du temps qui reste – jours et heures – jusqu'aux grandioses festivités, les dirigeants chinois ne reculent devant aucun effort pour montrer au monde entier que le Céleste empire nouvelle manière n'a rien à envier au plus mythique des Shangri-la…
Shangri-la, justement. D'aucuns semblent croire que cet éden mythique façonné à l'aune des rêves les plus échevelés est sorti tout droit de cervelles occidentales échauffées : que nenni ! Détrompez-vous, bonnes gens, dans les confins étriqués et sous étroite surveillance de la vaste Chine, depuis longtemps traîne la rumeur de la « maison des trésors de l'Ouest », et c'est bien ceux-là que les héritiers de la tradition impériale entendent mettre en coupe réglée pour les juteux bénéfices de la Cité interdite. D'où le slogan « Go West » complaisamment véhiculé sur tous les tons depuis le lancement de la « conquête de l'Ouest » version chinoise au tournant du siècle…
D'où aussi la manne touristique escomptée par le changement de nom de la localité de Gyalthang, devenu par décret officiel Shangri-la, tout bonnement, prélude à la découverte d'un monde enchanté d'au-delà les montagnes. Rien n'est laissé au hasard : commentant des impressions recueillies lors d'un micro-trottoir place Tien Anmen le 1er octobre devant le modèle réduit d'un Potala de pacotille aux marches du palais, Radio Chine internationale souligne que cette initiative marquant la fête nationale avait pour but de faire découvrir « ce territoire mystérieux qu'est le Tibet. » Tiens donc, il doit décidément être bien épais, ce mystère, puisque des « siècles d'appartenance à la Chine » selon la version officielle chinoise ne semblent pas avoir suffi à en soulever le voile… Et c'est sans doute afin de rattraper le temps perdu qu'une centaine de délégués de 12 pays sont conviés à participer les 10 et 11 octobre à Pékin au premier forum sur la culture tibétaine. L'objectif affiché des organisateurs ? « Aider davantage de personnes à mieux connaître le Tibet et les inciter à aimer cette région ». Aimer jusqu'à l'étouffement… Les Tibétains et leurs sympathisants ou amis à travers le monde apprécieront…
En attendant, la destruction de Lhassa, cité emblématique de la culture et des traditions tibétaines, se poursuit en accéléré. L'inauguration en fanfare de la ligne de chemin de fer amarrant la capitale des dalaï-lamas à la Chine continentale précipite le déversement des colons qui affluent sans relâche sur le toit du monde, au mépris de tout souci écologique. Réduit à la portion congrue, le quartier tibétain autour du Jokhang prend des allures de bazar, les maisons patriciennes – malgré la protection officielle de l'Unesco – disparaissent les unes après les autres au profit d'échoppes à camelote, de mosquées, ou d'hôtels-boutiques, nouvel avatar de gîtes à touristes new age et fortunés.
Les Tibétains, eux, en ont gros sur le cœur et continuent obstinément de fréquenter oratoires et sanctuaires ignorés des touristes pressés. Le Potala lui-même a triste mine et tend à n'être plus qu'un décor illuminé la nuit sur fond de ciel étoilé, ravalé au rang de musée désormais dépourvu de vie et d'allant. Dans les grands monastères des alentours, les visages sont fermés, à l'image d'un sourd mécontentement suintant des murs où résonnent non pas des rituels ou des offices, mais les échos de campagnes de « rééducation patriotique » qui ne contribuent guère à apaiser les tensions.
Mémoire blessée, mémoire massacrée, Lhassa refuse de plier ou de se rendre, et sous les dalles ou le béton, une autre vie palpite qui résiste aux néons criards, au bruit tonitruant des haut-parleurs, à l'entreprise d'annihilation programmée pour faire oublier que le Tibet est soumis au rouleau-compresseur d'une colonisation qui n'ose pas dire son nom. D'ailleurs, qui s'en soucie ? Face à l'arrogance d'un régime autocratique s'arrogeant tous les droits, y compris par le chantage et l'intimidation, comme si, le monde tétanisé par la peur, nul n'osait faire front, le Tibet meurt de nos silences. Pas de quoi pavoiser, certes, mais pas non plus de quoi baisser les bras : autant en prendre conscience et se réveiller, avant les jeux de cirque de 2008 alors que tous les indices convergent vers un durcissement du régime dictatorial malgré les dénégations officielles. Car c'est notre propre liberté qui est à ce prix.