"L'ultime vérité fait toujours figure d'erreur en avant-dernière analyse. Celui qui aura raison en fin de compte paraît souvent avoir tort dans sa pensée et ses actes", écrivait naguère Arthur Koestler.
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TIBET, LA RESISTANCE AU COEUR
Le Dalaï-lama à Taiwan – une visite-surprise, inattendue, et qui en a pris plus d’un au dépourvu, suscitant même une controverse passagère sur place. Mais celle-ci avait à voir essentiellement avec la politique intérieure de Taipeh, dans la mesure où l’invitation émanait de l’opposition peu favorable au rapprochement trop appuyé du président Ma de la Chine continentale. Pékin a d’ailleurs parfaitement saisi les intentions de chacun, en se montrant inhabituellement modéré dans ses protestations dirigées davantage vers les initiateurs de la visite que vers un président taïwanais navigant si bas dans les sondages qu’un refus d’accéder à la demande d’approbation de visa n’aurait en rien arrangé ses affaires.
A l’évidence, la sagesse du leader tibétain n’a pas été prise en défaut, lui qui, en répondant favorablement à l’invitation, s’est empressé de préciser haut et clair que ce voyage avait pour but unique de réconforter les familles endeuillées après le passage d’un cyclone meurtrier d’une rare violence et de prier avec elles pour le repos des disparus. Et comme à l’ordinaire, le Dalaï-lama s’en est tenu à sa promesse, se contentant à l’occasion de constater devant une poignée de contestataires combien ils avaient de la chance de vivre en démocratie et d’être libres de s’exprimer. Magistrale leçon de droiture et de compassion, soit dit en passant, qui devrait donner à réfléchir à bien des responsables d’un monde ne tournant pas tous les jours très rond.
A la fin du voyage, il se dégage sans nul doute un sentiment de gratitude de tous ceux – et ils étaient nombreux – qui ont bénéficié de cette Présence, mais peut-être aussi des réflexions à en tirer. Ainsi donc, le Dalaï-lama a passé quelques jours en un territoire bruyamment revendiqué comme sien par Pékin qui ne se gêne pas pour l’ostraciser, et le ciel n’est pas (encore ?) tombé sur la Cité interdite ? Serait-ce que le temps est enfin venu de voir en ce pèlerin pas tout à fait comme les autres un authentique facteur de paix plutôt qu’un méchant fauteur de troubles ? Au moment où le Turkestan oriental s’enflamme à nouveau et qu’Ouroumchi quadrillé par l’armée fait écho à Lhassa il n’y a guère, la question n’est pas forcément impertinente.
Car pendant ce temps, au Tibet comme dans les enclaves tibétaines qui persistent à demeurer elles-mêmes au Kham et en Amdo, il se passe des choses qui éveillent fort peu d’intérêt et ne font pas les grands titres de l’actualité internationale. Par exemple, qui prête attention au drame silencieux que vivent les nomades en voie de sédentarisation forcée ? Plus de 50.000 d’entre eux viennent d’être délogés du « parc naturel » autour des sources du Fleuve jaune, du Yangtsé et du Mékong – sous prétexte de surpâturage qui mettrait en péril l’équilibre écologique des lieux, alors que pasteurs et bergers tibétains ont de tout temps été les meilleurs gardiens de ce fragile environnement. Un vaste programme de relocation a été lancé en octobre 2008, prévoyant la sédentarisation dans les cinq ans de près d’un demi-million de nomades au Séchouan…
Ou encore, cet encouragement aussi insidieux qu’officiel à la boisson dans les villes et les nouveaux villages
« socialistes » : avec l’apparition de promotions tapageuses pour la bière et autres breuvages, l’alcoolisme va croissant parmi les jeunes générations et les laisséspour-compte marginalisés chez eux, au point qu’un fonctionnaire chinois, maire adjoint de Lhassa, Chen Zhi Chan, déclare tout de go à un journaliste indien de passage dans la capitale tibétaine à l’occasion de la fête de Choeton, rebaptisée d’autorité ‘ du yaourt’ : « Boire est dans la nature des Tibétains, c’est une espèce de culture locale. La bière tibétaine est à base d’orge, c’est une manière de stimuler l’économie locale ». Ah bon ? Ce qui n’empêche pas le journaliste de relever que tandis que visiteurs et touristes boivent jusqu’à plus soif, les Tibétains, eux, se pressent du côté du monastère de Drépung pour assister au déploiement du grand thangka de Bouddha, élément fondamental de la fête.
Autre nouvelle passée inaperçue, pourtant claironnée par Chine nouvelle, l’achèvement « avec succès » (bien entendu !) des travaux de rénovation de « trois reliques du patrimoine tibétain – les palais d’hiver et d’été à Lhassa, et le monastère de Sakya ». Mais ce qu’omet de dire l’agence officielle chinoise et que relève le Times of India, c’est que le Potala et le Norbulingka sont devenus des musées, des coquilles vides sans âme, et qu’il est vain de chercher au Potala la moindre image du XIVe Dalaï-lama… Sans doute les adeptes bien pensants de la modernisation et du développement du Tibet seront-ils ravis d’apprendre qu’il est question de creuser un tunnel d’accès souterrain au Potala, « pour alléger la circulation et faciliter le parcours des pèlerins »…
Et qui donc a relayé la protestation silencieuse d’une Tibétaine et de ses enfants devant le commissariat de police d’un village près de Chamdo pour demander la libération de son mari arrêté le 27 juin pour n‘avoir pas donné suite aux ordres d’application d’une nouvelle « campagne de rééducation patriotique » au monastère de Pema dans le district dont il était responsable ? Tant d’autres informations si quotidiennes qu’elles vont se perdre dans un marais de routine, comme si le sort des uns laissait indifférents tous les autres… Même le témoignage poignant d’un moine de Labrang, passé clandestinement en vidéo, n’a guère éveillé d’écho – il rappelle pourtant « aux Nations unies et à la communauté internationale qu’elles ont l’obligation morale de parler au nom du peuple tibétain à l’intérieur du Tibet qui
vit dans une peur constante et endure une sévère répression ». Est-ce ainsi que les hommes vivent ?, s’interrogeait un jour un poète…
D’autres nouvelles passent elles aussi, sans qu’il leur soit réellement prêté attention – cette sourde tension qui monte insidieusement entre New Delhi et Pékin autour du vieux monastère de Tawang et de la revendication chinoise affichée ouvertement sur l’Arunachal Pradesh, ou cette brusque flambée de violence du côté de Kokang à la frontière septentrionale de la Birmanie avec la Chine, au grand déplaisir de Pékin qui demande à la junte de prendre les mesures adéquates pour protéger les citoyens chinois. Et ce rappel de l’injustice faite à Aung San Suu Kyi qui résiste en faisant appel de son inique condamnation, alors qu’une rumeur circule que les moines birmans en ont assez de la mauvaise conduite des généraux.
Quant aux grands de ce monde, ils sont apparemment aux abonnés absents, ou en vacances, ou ils regardent ailleurs, englués dans des soucis plus urgents, et surtout ne pas faire de vagues, ne pas faire de peine aux autocrates en place où que ce soit, maîtres chez eux comme le veut la bienséance diplomatique internationale. Comme s’ils étaient sourds à cette autre rumeur qui court, résister, désobéir, ne pas se croiser les bras devant l’intolérable…
Car au loin, là-haut, brille une flamme, celle du Tibet.
C.B.L.