CLAUDE B. LEVENSON
« La situation aujourd'hui au Tibet est un cas de vie ou de mort. La politique chinoise a pour but d'en finir avec l'identité et la culture tibétaines ». Des mots qui font écho à l'appel lancé l'an dernier par des responsables chinois « à un combat à mort contre le séparatisme et ses suppôts religieux ». Des mots qui sonnent comme une mise en garde, qui résonnent dans la tête en étreignant le coeur : le Dalaï-Lama les a prononcés le 4 mai 2009, lors d'une
rencontre publique à New York. Il a aussi encouragé l'auditoire à aller voir ce qui se passe sur place, à regarder de près au-delà de la belle vitrine pittoresque et de témoigner, de dire si les Tibétains sont heureux comme l'affirme sans relâche le gouvernement de Pékin qui a dépêché des envoyés à travers le monde dans le cadre d'une offensive de propagande de grande envergure. L'effort va même jusqu'à avoir autorisé la réouverture du tourisme à grand renfort de publicité, les premiers groupes de voyageurs bien encadrés sont de retour devant le Potala, mais chercheurs, experts, pèlerins et Tibétains de souche munis de passeports étrangers, sans oublier les journalistes, se voient refuser systématiquement visas et permis d'entrer en territoire tibétain.
Et pendant ce temps, l'agence de presse officielle énumère complaisamment les expositions organisées par le pouvoir relatant le Tibet version chinoise qui s'ouvrent à Hong Kong, Montréal, Mexico ou ailleurs. De leur côté, les diplomates chinois s'affairent à mettre en garde contre toute velléité de responsables politiques de s'entretenir avec le Dalaï-Lama s'il est de passage dans leurs parages. Des parlementaires danois et hollandais ont d'ores et déjà fait savoir clairement qu'ils n'entendaient pas se laisser dicter leur conduite par Pékin, qui n'en multiplie pas moins avertissements, mises en garde et menaces de représailles à tous les vents. Comme si la Cité interdite régissait le monde.
Sans la moindre gêne, les services officiels chinois n'ont pas hésité à demander au président américain de ne pas rencontrer le leader spirituel et temporel du Tibet lors d'un voyage envisagé l'automne prochain.
En attendant, c'est la mairie de Paris, soupçonnée de songer à remettre la citoyenneté d'honneur de la ville au Dalaï-Lama, conformément à une résolution de 2008, lors de sa prochaine visite en juin, qui est la cible du courroux officiel chinois. Si cela n'est pas de l'ingérence dans les affaires d'autrui, c'est que les mots perdent décidément leur sens.
Une année après le mouvement de protestations qui a embrassé l'ensemble du territoire historique tibétain enserré dans les frontières chinoises, les premières condamnations à mort sont officiellement tombées et les procès continuent, le plus souvent à huis clos et sans même que l'on sache avec exactitude où ni dans quelles conditions. Les verdicts sont annoncés à la sauvette, et de maigres informations circulent grâce aux familles directement concernées.
Certes, de rares cas comme celui de Lama Jigmé (de Labrang) ou la libération de Golok Jigmé, responsable avec Dhondup Wangchen du film Leaving fear behind, sont à relever, même si le sort du second reste inconnu. Sans pour autant se bercer d'illusions, peutêtre peut-on lire en filigrane dans ces gestes apparents de « clémence » une conséquence inavouée de campagnes menées en faveur des 'accusés', comme ce fut le cas naguère lorsque
l'opinion se mobilisait en faveur de dissidents soviétiques ou chinois. Il n'empêche que ceux qui ont été élargis peinent à raconter les tortures, les interrogatoires et les mauvais traitements infligés en guise de routine en détention.
Des protestations sporadiques se poursuivent néanmoins - comme ces élèves et étudiants qui ont manifesté en avril à Labrang pour protester contre la diabolisation du Dalaï-Lama, réclamer le droit de s'exprimer et dénoncer brimades et vexations auxquelles ils sont soumis.
De quoi se faire quelque souci quant à leur avenir...
La terre tibétaine elle aussi souffre à sa manière : des spécialistes chinois commencent à s'inquiéter d'une hausse
préoccupante de la température sur les hauts plateaux tibétains, ce qui laisse mal augurer du sort des grands projets chinois, notamment de la voie ferrée tant vantée. Selon le Quotidien du peuple en ligne, « Le Tibet est sérieusement touché par le réchauffement de la planète ». Ah bon ? Que ne disent-ils pas que depuis plusieurs années déjà, d'autres experts ont montré, preuves à l'appui, que ce sont « les activités humaines incontrôlées » qui menacent le fragile équilibre environnemental au Tibet. Et ce n'est certainement pas la sédentarisation forcée et
accélérée des nomades tibétains, avec le cortège de conséquences socio-économiques désastreuses induites par ces mesures coercitives, qui va arranger les choses.
Non loin de là, des parents d'enfants chinois morts sous les décombres de leurs écoles effondrées lors du tremblement de terre de l'an passé au Séchouan sont harcelés et menacés par les autorités pour les réduire au silence. Pourtant, plus la répression s'accroît, plus le mécontentement s'en nourrit : une logique qui semble échapper au pouvoir.
L'approche de la date du 4 juin - vingt ans après l'entrée des chars contre les étudiants sur la grand-place au
coeur de Pékin - rend visiblement les dirigeants chinois sinon inquiets, du moins nerveux.
Pour se prémunir de toute surprise devant ce malaise latent, ils veulent assurer à tout prix la tranquillité, ou plutôt, selon la formule du président chinois, « la stabilité et l'harmonie ».
Comme s'il suffisait de déployer armée et forces policières, paramilitaires ou autres dès que la moindre tentative de critique ou de protestation pointe pour garantir cet ordre très particulier cher aux dictatures.
Tel n'est visiblement pas l'avis de la justice espagnole qui, en vertu du principe de juridiction universelle dont elle se réclame, vient d'entendre divers témoignages étayant le dossier ouvert à l'encontre de plusieurs hauts dirigeants chinois tenus pour responsables de la répression massive des protestations tibétaines du printemps 2008. Des commissions rogatoires ont même été envoyées pour recueillir les réponses des principaux personnages mis en cause, ce qui apparemment n'a pas été du goût des autorités chinoises : la presse officielle aurait fait savoir que si le juge espagnol venait d'aventure en Chine, il serait emprisonné illico pour calomnies et diffamation. Ce qui est, à n'en pas douter, une belle preuve d'indépendance de la justice chinoise...
Le pouvoir chinois a beau vouloir se présenter au reste du monde en gouvernement conscient de ses responsabilité
Tout au plus, d'aucuns reculent et font le dos rond en vertu d'une prudence aussi mal placée que peu honorable. L'usage de la force - contre son propre peuple d'abord, ses voisins ensuite, n'y suffit pas davantage. Au sujet des libertés fondamentales et des droits de l'homme comme du Tibet, ce n'est pas en ignorant ou en détruisant le passé qu'on peut façonner l'avenir.
Et par l'un de ces retournements inattendus dont l'histoire a le secret, peut-être aujourd'hui plus que jamais, le sort de la Chine dépend de la sagesse dont ses dirigeants sauront faire preuve à propos du Tibet.
C.B.L.